2 – On fait un saut dans le temps, et hop, à 22 ans…

22. Un nombre pair, forcément. Symétrique, rassurant, presque mystique.
Pour beaucoup, ce n’est qu’un âge de plus, une étape banale dans la folle sarabande des années. Mais pas pour moi.
Depuis toute petite, ce chiffre s’est accroché à mes pas comme un chat affectueux — de ceux qui miaulent à la porte à 22h22 pile, pour quémander une caresse ou un coin de couverture. Ma date de naissance s’y plie, mes habitudes aussi. 22h22 pour me coucher. 6h22 pour émerger. 7h22 pour faire du sport (ou pour envisager d’en faire, soyons honnêtes). Et la journée débute, évidemment, à 8h22.
Obsession ? Non. Danse rituelle avec l’univers, peut-être. Clin d’œil cosmique ? À vous de voir.
J’aime croire que c’est lui qui m’envoie des signaux, en douce, pour me dire tu es sur le bon chemin. Parfois, ce sont des plaques d’immatriculation, parfois une chanson à la radio pile à 22 minutes, ou un reçu de caisse affichant 22,22 euros. Probablement un langage secret entre le monde et moi.

À 22 ans, j’étais entrée dans la vie active comme on entre sur scène sans avoir répété, mais avec panache.
Mes études n’étaient pas encore terminées que j’avais déjà plongé dans le grand bain professionnel. Merci à la famille de mon ami devenu voisin devenu employeur devenu associé. Un crescendo de proximité et de responsabilités.
D’abord les chantiers (spoiler alert : la disqueuse n’est pas mon arme préférée), puis les magasins, puis… la gestion.
Et hop, premier rayon informatique, et hop, ma première entreprise. Tout semblait aligné. J’avais « tout pour être heureuse ».
Oui, cette phrase à la fois rassurante et piégeuse.

À cette époque, j’étais en couple avec une fille.
Plutôt douce, timide, studieuse. L’exact opposé de moi, qui préférais les sorties à la bibliothèque.
Rapidement, le déséquilibre s’est fait sentir. Un peu comme une pièce de théâtre jouée en mono alors qu’on rêvait de stéréo.
Et puis, il y avait sa petite sœur… plus vive, plus piquante, plus rebelle.
Une tornade blonde avec des docs aux pieds, une cicatrice sur le genou, et un rire en cascade.
C’est avec elle que tout s’est joué.
Enfin… non. Rien ne s’est joué. Et pourtant, tout s’est vécu.

Nous étions deux filles, amies.
Mais pas juste amies. Des amies comme seules deux femmes peuvent l’être : fusionnelles, libres, tendres, sincères.
On dormait dans un petit lit une place, collées l’une à l’autre comme deux petits pains dans un four chaud, sans jamais dépasser la ligne invisible de la sensualité.
C’était platonique. Charnel sans être sexuel. Complice sans confusion.
Et surtout : tellement naturel.
Nous faisions du shopping, on testait des tenues, on passait des heures dans des espaces wellness (parfois nues, mais dans une innocence totale).
Le soir, on se blottissait devant la télé dans une chambre d’hôtel, à refaire le monde avec cette lucidité que seule la nuit autorise.
Et moi ? Je portais ses vêtements. Sans calcul. Juste parce que je m’y sentais bien. Alignée. Vivante.

À aucun moment je ne me suis dit que j’étais en train de vivre une expérience queer ou trans.
Je ne savais même pas ce que cela voulait dire.
Je n’avais pas encore de mots pour décrire ce que je vivais. Je vivais. Point.

Et puis, il y eut cette nuit dans le Carré à Liège.
Bar bondé. Blonde plantureuse harcelée par une bande de mecs imbibés.
Elle me lance un regard. Je comprends. On s’embrasse. Théâtre spontané.
Un simple baiser de survie pour la faire sortir de l’embarras. Le plan fonctionne. Le gars s’en va.
Et nous, on éclate de rire, comme deux actrices d’une comédie romantique sans scénario.
Plus tard dans la nuit, sur les pavés, elle m’avait dit : « C’est fou, on dirait qu’on est ensemble. »
Et moi j’ai répondu : « Peut-être qu’on l’est, un peu. »

Cette amitié, nous avons dû la cacher à sa sœur.
Des disputes simulées, des tensions jouées, tout ça pour brouiller les pistes.
On aurait pu décrocher un Molière.
Mais la vie est une pièce sans rappel.

Puis elle est partie en Angleterre. Grand vide.
Je suis allée la chercher. En ferry. En roulant à gauche (oups, sauf à l’arrivée sur le parking).
Sa chambre ? Une grotte moite et glauque, avec moquette jusqu’aux toilettes.
Le genre d’endroit où l’on attrape une mycose rien qu’en ouvrant la porte.
Mais on y riait. On cuisinait des nouilles instantanées avec des baguettes en bois mal taillées.
On est rentrées en Belgique, maigres mais heureuses. Enfin, presque.

Elle a trouvé un job, un mec (jaloux, évidemment), et moi j’ai quitté la scène en silence.
Les coups de fil sont devenus rares. Jusqu’au dernier. Depuis, plus rien.
Sauf quelques nouvelles glanées auprès de son petit frère.
Et ses vêtements, toujours là. Usés, presque transparents, mais portés avec tendresse.
Reliques d’un temps suspendu.

Aujourd’hui, je repense à tout cela avec une tendresse infinie.
Pas de regret. Pas d’amertume.
Seulement de la gratitude.

Gratitude pour cette parenthèse enchantée.
Pour cette féminité vécue sans le savoir.
Pour cette complicité si fluide, si pure.
À cette époque, je ne savais même pas que j’étais une femme.
Je n’avais pas les mots. Pas les concepts.
Mais j’avais le vécu.
Et ce vécu, c’était moi.

La morale ?

C’est qu’on peut vivre pleinement ce qu’on est sans le savoir.
On peut être vrai, sans le vocabulaire de la vérité.
On peut être femme, sans transition. Sans coming out. Juste en étant.

Ce que j’ai vécu avec elle, c’est ce que vivent deux amies. Deux vraies. Deux cœurs accordés.
Et si un jour je devais revivre cette histoire dans un rêve, je n’y changerais rien. Même pas la fin.

Parce qu’elle m’a aidée à m’aimer.
À me reconnaître.
À comprendre que je n’étais pas en train de devenir femme.
Je l’étais déjà.


Merci de m’avoir lue. Si tu veux partager un mot, une émotion, ou un simple coucou, n’hésite pas. Les échanges sincères sont toujours les bienvenus, tant qu’ils restent bienveillants…

Publications similaires