Intersexes : au-delà des cases
On parle aujourd’hui, enfin, de plus en plus des personnes trans, non-binaires, queer. Mais dans cette nébuleuse de luttes et d’identités, une réalité reste souvent méconnue, marginalisée, voire volontairement passée sous silence : celle des personnes intersexes.
Être intersexe, ce n’est pas être « entre deux genres » au sens où on l’entend souvent. C’est vivre avec un corps qui ne correspond pas aux définitions strictes du sexe féminin ou masculin, telles que les conçoit la médecine traditionnelle. Et cela, dès la naissance, voire avant.
Ces variations corporelles, parfois visibles, parfois invisibles, ont longtemps été considérées comme des « anomalies » qu’il fallait corriger, effacer. Alors, pendant des décennies, des enfants intersexes ont été opérés, remodelés, assignés à un sexe – souvent sans leur consentement. Et parfois, cela a brisé des vies.
Mais les choses changent. La parole se libère. Les fictions s’en emparent. Et des personnes concernées prennent enfin la place qui leur revient. C’est le cas dans la série Chair Tendre, où l’on découvre un personnage principal intersexe, incarné par une actrice elle-même intersexe. Une première en France. Une première tout court, peut-être.
Avant de plonger dans cette œuvre télévisuelle bouleversante, il faut comprendre de quoi l’on parle. Car l’intersexuation n’est pas un phénomène marginal ou abstrait. Elle est bien réelle, et bien plus fréquente qu’on ne le croit.
Comprendre ce que signifie être intersexe
Le mot « intersexe » désigne une variation naturelle du développement sexuel. Concrètement, cela signifie que la personne naît avec des caractéristiques sexuelles – génitales, chromosomiques, hormonales – qui ne correspondent pas entièrement aux définitions typiques du sexe masculin ou féminin.
Cela peut concerner :
- des organes génitaux dits « ambigus » ou atypiques à la naissance ;
- une absence d’utérus ou de testicules alors que l’apparence extérieure semble « féminine » ou « masculine » ;
- des combinaisons chromosomiques comme XXY (syndrome de Klinefelter) ou XO (syndrome de Turner) ;
- des insensibilités hormonales, comme le syndrome d’insensibilité aux androgènes, où une personne XY développe un corps féminin.
Le terme médical souvent utilisé est celui de variations du développement sexuel (VDS), ou parfois « DSD » (Disorders of Sex Development), bien que ce dernier soit controversé, car il médicalise ce qui est en réalité une diversité humaine.
Il ne s’agit ni d’une maladie, ni d’un « troisième sexe », ni d’un trouble de l’identité de genre. Une personne intersexe peut se sentir femme, homme, ni l’un ni l’autre, ou fluctuer – comme n’importe qui. L’intersexuation concerne le corps, pas nécessairement l’identité de genre.
Une réalité plus fréquente qu’on ne le pense
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les naissances intersexes ne sont pas si rares. Selon les estimations, environ 1,7 % de la population mondiale naît avec une variation intersexe. C’est comparable au nombre de personnes ayant des cheveux roux.
Mais ces chiffres varient selon les définitions retenues : certaines variations sont visibles à la naissance, d’autres ne sont découvertes qu’à l’adolescence, voire à l’âge adulte. Beaucoup de personnes intersexes vivent longtemps sans savoir qu’elles le sont.
Une médecine encore normative
Dès la naissance, les équipes médicales – en lien avec les parents – choisissent souvent un sexe à « attribuer » à l’enfant, et interviennent chirurgicalement pour faire correspondre l’apparence génitale à ce choix. Ces opérations peuvent inclure la réduction d’un clitoris jugé trop développé, la création artificielle d’un vagin ou d’un urètre, ou encore l’ablation de gonades.
Le problème, c’est que ces décisions sont prises sans le consentement de la personne concernée, parfois même avant qu’elle n’ait la parole ou la conscience de son propre corps. Et dans bien des cas, le sexe assigné ne correspond pas à l’identité réelle de la personne en grandissant. Cela peut entraîner un sentiment de mutilation, de trahison, de honte.
Ce que demandent aujourd’hui les associations intersexes, ce n’est pas un monde sans genre, ni la suppression de toute intervention médicale. C’est le droit à l’autodétermination. Le droit de grandir sans qu’on modifie son corps pour entrer de force dans une case.
Pourquoi certains enfants intersexes sont-ils opérés ?
Depuis des décennies, des bébés intersexes sont opérés très tôt pour rendre leur corps « conforme » à l’un des deux sexes reconnus. On leur assigne ainsi un sexe social, sans attendre qu’ils puissent comprendre ou exprimer ce qu’ils ressentent.
Ces opérations dites « correctrices » ont souvent des conséquences lourdes : douleurs chroniques, stérilité, perte de sensibilité, et surtout un traumatisme profond, lié à l’idée que leur corps n’était pas acceptable tel quel.
Beaucoup d’adultes intersexes dénoncent aujourd’hui ces mutilations subies dans l’enfance, sans consentement, souvent même sans information.
Chair Tendre : une série pour en parler enfin
Genèse, diffusion, format
- Créée par Yaël Langmann, co-réalisée avec Jérémy Mainguy, Chair tendre est une minissérie française de 10 épisodes d’environ 26 minutes, diffusée depuis le 23 septembre 2022 en streaming sur France.tv Slash, puis en prime-time sur France 5.
- Prix de la meilleure série lors du festival Séries Mania 2022, elle est saluée pour son approche authentique et sensible.
Pitch & intrigue
Sasha Dalca, 17 ans, a grandi en étant assignée garçon. Un jour, elle découvre qu’on lui a caché – depuis sa naissance – son intersexuation. Opérée dans l’enfance, elle se réapproprie son corps en se présentant comme fille au lycée. À l’aube de sa majorité, Sasha envisage une intervention chirurgicale pour renforcer cette identité. Mais ces retrouvailles avec elle-même plongent son entourage dans le trouble.
Un casting engagé
- Angèle Metzger incarne Sasha. Sa performance a été saluée pour sa capacité à naviguer entre les codes masculins et féminins, reprenant des attitudes et comportements fluides pour incarner une identité en questionnement.
- Saül Benchetrit joue Pauline, la sœur de Sasha, dont la relation oscillante apporte un regard familial pertinent.
- Daphné Bürki (mère) et Grégoire Colin (père) incarnent des parents à la fois aimants et désemparés, confrontés au poids du secret médical.
- Lysandre Nury, lui-même intersexe, joue Loé dans un petit rôle mais symboliquement fort, représentant une figure militante vraie à l’écran.
Scènes marquantes & thématiques clés
- Les flashbacks
La série alterne entre les souvenirs douloureux des opérations et les vies ordinaires d’une ado. Cette juxtaposition rend la violence médicale encore plus percutante. - Le miroir
Sasha se regarde habillée en jupe, confrontée à l’épreuve du reflet et du regard des autres : une scène simple et puissante où elle se questionne vraiment sur la fille qu’elle peut devenir. - Piscine, toilettes, baiser
Des moments du quotidien deviennent lourds pour elle : aller aux toilettes, se déshabiller à la piscine, flirter… Illustrations concrètes et sensibles de ce que vivent de nombreuses personnes intersexes au quotidien. - Dialogues “didactiques”
Sasha échange via internet avec un mentor intersexe, pour expliquer certains concepts au spectateur·rice. Même si c’est un peu scolaire, cette démarche bonifie l’approche éducative. - Questionnements médicaux
Une scène où la mère demande à un ami trans s’il est « transphobe » de s’informer sur son opération : un passage qui met frontalement en lumière la complexité des langages identitaires.
Tonalité & réalisme
- La série est un teen drama qui ne dénature aucunement le quotidien adolescent : amitié, sexualité, tabous, disputes familiales. C’est cette normalisation, cette vérité émotionnelle, qui la rend accessible et marquante.
- Les dialogues et les interactions sont souvent crus, intenses, parfois maladroits — mais toujours au service de la sensibilisation.
Impact & réception
- Acclamée au festival Séries Mania, la série est aussi louangée par la critique (Le Monde, Têtu, ELLE…) pour son audace et sa capacité à casser les tabous.
- L’écho enthousiaste du public révèle un vrai besoin de récits intersexes. Par exemple, Cineuropa note qu’elle “donne littéralement corps” à des scènes ordinaires rendues problématiques par l’intersexuation.
Une actrice réellement intersexe pour incarner le rôle
Dans le rôle de Sasha, on découvre Angèle Metzger, une jeune comédienne réellement intersexe, qui incarne à l’écran un personnage qui lui ressemble. Ce choix de casting est exceptionnel et bouleversant : pour la première fois dans une fiction française, une actrice intersexe joue un rôle intersexe. Et ce n’est pas un détail, c’est une révolution.

Angèle ne joue pas, elle vit. Chaque regard, chaque silence, chaque souffle porte la vérité d’une expérience intime, trop longtemps tue. Son interprétation est d’une pudeur et d’une intensité rares. Elle n’en fait jamais trop, elle laisse parler la fragilité, le doute, la force aussi. Elle incarne Sasha avec une sincérité qui traverse l’écran.
Au fil des épisodes, son visage devient celui de toutes les personnes intersexes à qui on n’a jamais donné de mots, ni d’images. Grâce à elle, Chair Tendre n’est pas qu’une fiction : c’est un espace de réparation.
Andrea Furet : une présence discrète mais symbolique
Parmi les visages que l’on reconnaît dans Chair Tendre, celui d’Andrea Furet attire l’attention. Si son rôle est secondaire, presque furtif, il n’en reste pas moins significatif. Andrea y incarne Cynthia, une jeune femme cisgenre, amie d’un des personnages du lycée. Ce choix de casting, à première vue anodin, mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Car Andrea Furet est une actrice transgenre. Révélée en 2021 dans le téléfilm Il est elle, diffusé sur TF1, elle y incarnait Julien, un adolescent assigné garçon à la naissance, qui s’affirme progressivement comme fille. Le téléfilm avait marqué les esprits pour son traitement respectueux, pédagogique et émouvant de la transidentité à l’adolescence — et surtout pour la justesse d’interprétation d’Andrea, alors âgée de 19 ans.
Dans Chair Tendre, le retournement est discret mais puissant : cette fois, Andrea n’interprète pas une personne trans, mais une femme cisgenre, sans que ce soit un enjeu narratif. Rien n’est dit, rien n’est souligné. Et c’est précisément là que réside la force du geste.
Dans un monde où les rôles trans sont encore trop souvent joués par des personnes cisgenres, voir une actrice trans incarner une femme sans que son genre ne soit problématisé est un acte politique fort. C’est reconnaître que les personnes trans n’ont pas à être cantonnées aux récits de transition, ni réduites à leurs parcours médicaux ou identitaires.
Andrea Furet elle-même l’a évoqué en interview : elle souhaite pouvoir jouer « des rôles normaux », dans des histoires d’amour, de lycée, de travail, de famille. Chair Tendre lui offre ce tremplin symbolique. Et, par un effet miroir subtil, renforce le message de la série : les corps ne se limitent pas aux assignations. Les identités non plus.
Témoignages & récits : fragments de vies intersexes
1. Mö (YouTube / documentaire d’Océan)
Dans une série de vidéos intimes réalisées par Océan, Mö, une personne intersexe, partage son calvaire médical : opérations chirurgicales lourdes, consentement jamais exprimé, souffrances et traumatisme.
« La cruauté et la violence des médecins ont l’effet d’une claque. »
Ce témoignage est un appel poignant contre les mutilations médicales infantiles, toujours pratiquées et justifiées par l’idée d’un corps « normal ».
2. Podcast ARTE – Nous sommes intersexes
Ce 55 minutes donne la parole à Mathilde, Nina, Suzanne, et Loé Petit (militant·e et chercheur·e). Les récits sont durs, sincères, et mettent en lumière des mutilations précoces, la stérilisation forcée, et les dégâts psychologiques.
« Leurs corps ne correspondent pas aux définitions traditionnelles… chirurgies… mutilations »
Un témoignage commun : la violence médicale accompagne longtemps le silence social.
3. Podcast France Culture – Herculine‑Abel Barbin
Retour historique poignant : née en 1838 assignée femme, puis re-assignée homme, avant de se suicider en 1867. Son autobiographie révèle la pression médicale et symbolique du XIXᵉ siècle :
« Son état civil est rectifié… mais ce changement imposé… aggrave le conflit intérieur. »
Une figure fondatrice des études intersexes, notamment grâce à Michel Foucault.
4. Documentaire – Ni d’Ève ni d’Adam. (2018)
De Floriane Devigne, ce film suit deux jeunes intersexes (Déborah et « M. »), via un échange épistolaire. Il allie pudeur, introspection, et pédagogie :
parcours, réappropriation du corps, recherche de modèles (ex. Pidgeon Pagonis)
Un documentaire précieux pour comprendre le parcours identitaire dans un contexte bienveillant.
5. Réseaux sociaux – Audrey / Audr XY (YouTube)
Audrey, dite « fille XY », crée un espace de parole percutant et pédagogique sous le titre « Il y a une couille avec votre fille ». Sa démarche : sensibiliser avec humour et sérieux à propos de l’intersexuation, des opérations imposées, de l’identité.
C’est un canal engagé, souvent repris par associations et militants.
6. Podcast – Rencontres intersexes (France Culture)
Ikram, Vincent et Dannie racontent avec émotion leur vie :
« On m’a fait jouer un rôle dès le départ. Assigner une vie à quelqu’un est un enfer. »
« Les cicatrices sur mon torse… s’infectent parfois… écrit dans mon corps que j’ai été modifié… »
Le témoignage de Vincent rappelant les cicatrices visibles et invisibles est d’une puissance rare.
7. Rencontre Reddit – un parent en quête
Un père explique :
« Nous ne voulons rien lui imposer mais… nous ne voulons pas passer à côté de traitement… »
« Ce qui fait le plus de mal c’est quand on grandit dans le déni et le secret. »
Il illustre la douleur d’être parent intersexe : trouver l’équilibre entre protection, respect de l’intégrité, et dialogue.
Un cas qui se termine très mal : le silence mutilant (le témoignage de Mö)
Mö est né·e intersexe. Dès l’enfance, iel subit une série d’interventions chirurgicales destinées à « corriger » ce que les médecins appellent une ambiguïté génitale. Ces opérations, pratiquées sans son consentement, visent à fabriquer un corps « normal », mais laissent des séquelles irréversibles : douleurs chroniques, perte de sensation, et surtout, un profond traumatisme identitaire.
« On m’a opéré·e trois fois. Je ne sais même pas pourquoi. Je ne savais pas que j’étais intersexe. On ne m’a jamais expliqué. J’ai juste grandi avec la conviction que mon corps était un problème. »
Ce n’est qu’à l’adolescence, puis à l’âge adulte, que Mö découvre la vérité sur son corps. Trop tard pour revenir en arrière. Sa relation à la sexualité est brisée. Sa confiance envers les institutions médicales est détruite.
« Ce n’est pas seulement qu’on m’a retiré une partie de moi, c’est qu’on a décidé qui j’étais, à ma place, et sans me demander. »
Son témoignage, diffusé dans une mini-série documentaire d’Océan sur YouTube, est glaçant. Il incarne le pire : celui d’un corps nié, d’une identité volée, et d’une souffrance imposée au nom de la norme.
Un cas qui se termine bien : le combat de Pidgeon Pagonis, militant·e intersexe
À l’opposé, il y a aussi des récits de reconquête et de fierté, comme celui de Pidgeon Pagonis, une personne intersexe et non-binaire, activiste et éducateur·rice américain·e. Pidgeon découvre à 19 ans que ses organes sexuels ont été modifiés à la naissance, dans le silence le plus total. Iel transforme cette révélation en combat.
« J’ai grandi dans un mensonge. Mais aujourd’hui, c’est moi qui parle. C’est moi qui choisis. »
Pidgeon refuse d’avoir honte. Iel écrit, milite, donne des conférences TED, participe à des documentaires (The Gender Revolution de National Geographic, Every Body en 2023). Iel crée même une chanson où iel raconte son histoire à travers des images de chirurgie, de joie et de libération.
« Je suis intersexe. Je suis entier·e. Je suis fier·e. »
Grâce à son militantisme, Pidgeon inspire une génération entière à reprendre le contrôle sur leurs corps et à refuser les assignations précoces. Son combat contribue à faire interdire certaines opérations non-consenties dans plusieurs États américains. C’est la preuve qu’un parcours douloureux peut devenir source de transformation et de lumière.
Mon regard personnel : entre les cases, il y a des vies
Ce que m’inspire tout cela, c’est qu’on vit encore dans un monde beaucoup trop binaire. Je ne sais pas si c’est le mot juste, mais il me semble que binaire traduit bien cette façon de penser où tout doit être blanc ou noir, homme ou femme, comme s’il n’existait que deux façons valides d’exister. Et c’est faux. Ce n’est pas du tout ça.
Rien qu’en découvrant les réalités intersexes, on comprend à quel point le monde est plus vaste, plus nuancé, plus vivant que ce qu’on nous a appris. Il ne s’agit pas d’un “cas rare” qu’on croiserait une fois dans une vie. Une naissance intersexe pour 1500 à 2000 personnes, ça veut dire qu’on en connaît très probablement sans le savoir. Dans notre entourage, au travail, dans nos cercles d’amis, à l’école.
On reconnaît facilement une personne rousse. On ne reconnaît pas toujours une personne intersexe — et c’est peut-être ce qui rend leur invisibilisation encore plus cruelle.
Il y a aussi cette idée que l’identité se lit dans le slip, pardon pour l’image, mais c’est un peu ça : soit on a une vulve, on est une femme ; soit on a un pénis, on est un homme. Et c’est cette idée-là qu’il faut déconstruire de toute urgence, parce qu’elle est fausse et dangereuse.
Et encore, ici, on parle uniquement du biologique. Mais quand on ajoute la question du genre, de la transidentité, du vécu intime… alors le spectre s’élargit encore : il y a des femmes trans, des hommes trans, des personnes non-binaires, des identités fluides, fluctuantes.
Certaines personnes se sentent plus proches d’un genre à certains moments de leur vie, puis cela évolue. Ce ne sont pas des caprices, ce sont des parcours.
Et pourtant, notre monde fonctionne encore avec des cases fixes et des portes verrouillées :
- des vestiaires hommes / des vestiaires femmes,
- des toilettes hommes / des toilettes femmes,
- des formulaires avec deux choix : Monsieur ou Madame.
Alors certaines personnes se retrouvent là, entre les deux portes, sans savoir où aller. Et ce moment, cette hésitation qui semble anodine pour la majorité, peut être une source de mal-être profond, d’angoisse, de honte.
Je pense à ces pancartes humoristiques dans certains cafés, avec une troisième porte « Transformers » — ça peut faire sourire, bien sûr, mais pour quelqu’un qui ne sait pas s’il a le droit d’aller à gauche ou à droite, ce n’est pas drôle du tout. C’est juste le rappel qu’aucune des deux options n’a été pensée pour lui, pour elle, ou pour iel.
Il est temps de sortir de ce système binaire. Il est temps d’accepter que l’humanité est plus riche que deux cases à cocher. Et que personne ne devrait avoir à justifier son corps pour avoir le droit d’exister.
Conclusion
Alors, peut-être qu’un jour, on n’aura plus besoin de se battre pour que nos corps soient entendus, pour que nos identités soient respectées.
Peut-être qu’un jour, on n’aura plus à prouver qu’on existe.
Et peut-être même qu’un jour, les enfants intersexes ne seront plus opérés pour rassurer les adultes, mais écoutés pour devenir ce qu’ils sont.
Le chemin est encore long, c’est vrai. Mais il est enfin éclairé par des voix, des récits, des images, des fictions, et par une tendresse nouvelle.
Parce qu’au fond, la différence n’a jamais été un danger. C’est la peur qui l’est.
En guise de mot de la fin
Alors voilà. On a ouvert une porte qu’on laisse trop souvent fermée. Derrière cette porte, il n’y a pas un monde marginal ou étrange, mais des personnes intersexes. Invisibilisées, mal comprises, parfois mutilées — mais aussi debout, dignes, vivantes. Des personnes comme toi, comme moi. Sauf que leur corps, leur vie, leur genre, n’entrent pas toujours dans les cases qu’on a cochées pour eux.
Il est temps d’en finir avec le fantasme d’un monde bien rangé en deux couleurs. Ce n’est ni pratique ni représentatif, et franchement, même dans un paquet de M&M’s, il y a plus de nuances. Alors imaginez pour les êtres humains.
Ce que nous montre Chair Tendre, ce que nous disent Mö, Pidgeon, Andrea Furet et tant d’autres, c’est que la complexité est belle. Qu’elle peut faire mal, c’est vrai. Mais qu’elle peut aussi nous libérer, nous rendre plus justes, plus tendres. Ce n’est pas un hasard si cette série s’appelle ainsi. La tendresse est sans doute la meilleure réponse au choc de la différence.
Alors au lieu de demander à chacun s’il est une fille ou un garçon, si c’est “normal” ou “bizarre”, si ça rentre dans le formulaire ou pas, on pourrait commencer par demander simplement : comment tu vas ? Qui es-tu, toi ?
Et si vraiment on tient à garder les cases, peut-être qu’on pourrait en ajouter une troisième :
☐ Homme ☐ Femme ☐ C’est compliqué mais je gère, merci.
Parce que oui, au fond, la vie est un peu comme une paire de chaussettes dépareillées. Ça ne rentre pas toujours dans le tiroir comme on voudrait, mais c’est souvent ce qu’on remarque le plus, et ce qui nous rend unique.
Et si ce monde devenait un peu moins normatif, un peu plus attentif, un peu plus drôle et tendre, alors peut-être que personne n’aurait plus jamais à hésiter devant une porte.
Et moi, dans tout ça…
Quand je regarde cette série, ces témoignages, ces récits de personnes intersexes, il y a quelque chose qui résonne. Non, je ne suis pas intersexe. Mais je suis femme trans. Et moi aussi, je sais ce que c’est de ne pas entrer dans la bonne case, de se taire, d’attendre, d’espérer que ça passe.
Depuis toujours, depuis l’enfance, c’est là.
Peut-être qu’à 7 ans, on ne sait pas encore mettre les mots, mais on sait.
À l’adolescence, ça devient plus dur encore. On sent que quelque chose résiste, que le monde ne nous reconnaît pas. Mais on n’a pas encore les mots, ni les outils, ni les autres pour en parler.
Et puis plus tard, à 20, 25 ans, quand on entre dans la vie active, on croit pouvoir composer. On se dit :
« Je vais avoir une maison, un travail, une famille. Je vais y arriver. »
Et alors on range tout ça dans un coin. On se dit que ça va aller. Qu’on va se débrouiller.
Et on avance. En silence.
On avance avec cette phrase qui revient, encore et encore :
« Ça va aller. Je vais me débrouiller. »
Et puis un jour, on regarde derrière soi… et on se rend compte qu’on dit ça depuis 50 ans.
Ce n’est pas un regret. C’est un constat. Une tendresse aussi, pour celle que j’étais, pour celle que je suis, pour toutes celles et ceux qui disent encore cette phrase aujourd’hui.
Parce que oui, on se débrouille. On est forts, même si on est parfois brisés. On est debout, même si on est passés par les genoux. On vit.
Mais ce que j’espère aujourd’hui, c’est que les prochaines générations n’aient plus besoin de se débrouiller seules. Qu’elles puissent dire :
« Je suis comme je suis. Et c’est comme ça que je vais bien. »
— Enola 😘