4 – Bienvenue dans un village où tout se sait

En 1980, j’avais six ans et je débarquais de la ville dans un petit village ardennais. Autant dire que le choc fut brutal. J’échangeais les bruits des voitures et les néons des supermarchés contre le chant des oiseaux et les commérages des grand-mères sur le pas de leur porte. Ici, tout le monde connaissait tout le monde, et surtout, tout le monde savait tout… avant même que toi-même ne sois au courant.

Le village, c’était une église, une école, une cour de récré en gravier où il ne fallait surtout pas tomber sous peine d’avoir les genoux en charpie, une épicerie (avec des horaires aussi capricieux que la météo ardennaise), et bien sûr, un café où les discussions allaient bon train, surtout sur la vie des autres. On y vivait à un autre rythme, sans internet, sans réseaux sociaux, mais avec un système de communication ultra-efficace : le bouche-à-oreille. Impossible de faire une bêtise sans que tes parents ne soient au courant avant même que tu sois rentré chez toi.

L’école primaire fut une découverte. Moi, la petite citadine habillée BCBG (autant dire, pas franchement raccord avec le style local), je devais m’adapter à une classe où tous les élèves se connaissaient depuis toujours. Les bancs en bois, le tableau noir qui sentait la craie, les dictées au stylo plume… et gare aux taches sous peine de se retrouver au coin ! L’omniprésence de la religion marquait aussi les journées. J’étais abonnée aux messes du samedi, condamnée à faire ma petite et grande communion, et enrôlée de force comme enfant de chœur. Mon rôle ? Assister le curé du village, notre cher Louis. Ah, Louis… Paix à son âme. Il était un personnage. Toujours vêtu de sa soutane élimée et de ses sandales trouées, il traversait le village dans sa vieille Renault 4, qu’il laissait descendre en roue libre dans les pentes pour économiser de l’essence. Il ne manquait jamais une occasion pour se faire inviter à dîner, et il avait ce don incroyable de prêcher des sermons interminables qui nous faisaient regretter d’être venus.

À cette époque, dans les années 80, on ne parlait pas encore de « LGBTQIA+ ». L’acronyme n’existait pas, ou tout juste dans les milieux militants très urbains. Chez nous, dans le village, il n’y avait que deux cases visibles : les hétéros (la norme évidente) et les homos (une rumeur, une insulte, un secret). Pas de nuances, pas de spectre. Le reste ? Inconnu. Invisibilisé. Comme si le désir, l’identité ou l’amour en dehors de l’hétérosexualité n’étaient qu’un bug culturel, un truc de citadins, ou pire : un « problème ».

La culture queer n’était pas absente, mais elle circulait en filigrane, masquée sous le strass et les projecteurs. On regardait Top 50, fascinés par Boy George, Prince, Klaus Nomi, sans forcément comprendre ce qu’ils incarnaient. Freddie Mercury électrisait les foules, Madonna défiait la morale, mais ce qu’ils portaient — cette liberté, cette flamboyance, cette transgression — nous échappait. On les aimait, oui, mais comme des personnages de fiction. Des héros trop brillants pour appartenir au réel.

Internet n’existait pas. Les livres étaient rares, les témoignages quasi inexistants. Le mot « transgenre » n’était pas encore entré dans le langage courant. Les rares revues spécialisées se cachaient dans les arrière-boutiques, et les émissions abordant le sujet le faisaient souvent avec moquerie ou condescendance. Il n’y avait pas de représentations positives. Pas de mots pour se dire. Et sans mots, difficile d’exister autrement qu’en creux.

Aujourd’hui, l’acronyme s’est enrichi, et je trouve ça beau. Comme une constellation qui s’étend pour éclairer toutes celles et ceux qu’on avait laissés dans l’ombre. Moi, je me sens quelque part entre les lettres, sans toujours savoir laquelle me désigne. Mais ce que je sais, c’est que je refuse les tiroirs. Je n’ai jamais voulu appartenir à une case. Je préfère les marges, les zones floues, les possibles.

Et pourtant, je ressens une forme d’appartenance. Pas à une communauté figée, mais à une histoire. Celle de celles et ceux qui ont avancé à tâtons, souvent seuls, dans un monde sans boussole. Et ça, ça me donne de la force. Et parfois, de la rage, aussi. Quand je vois encore aujourd’hui à quel point la différence dérange. Comme si l’amour, l’identité, la liberté de chacun devaient passer par le filtre étroit de la norme.

Le regard des autres a toujours été une affaire compliquée. Récemment, un ami se moquait d’une personne (aux traits masculins) qui s’était emportée parce qu’on l’avait abordée en disant « monsieur ». Réaction immédiate : « Madame ! ». Et bien sûr, éclats de rire sur le plateau TV et chez les spectateurs. Moi, je n’ai pas trouvé ça si drôle. Mais je peux comprendre les deux côtés. Si une personne veut être reconnue pour qui elle est, encore faut-il que son apparence le reflète. Dans mon cas, je sais que mon visage masculin et ma calvitie n’aident pas. Alors oui, parfois, on m’appelle « monsieur ». Est-ce que ça me dérange ? Un peu, mais pas au point d’en faire un drame. On me demande parfois : « Tu voudrais qu’on t’appelle madame ? » Honnêtement ? Pas forcément. Qu’on m’appelle Enola, c’est bien aussi.

Les gens feront toujours comme ils veulent, par habitude, par ignorance, ou juste pour provoquer. Mais ça ne m’atteint plus. Moi, je sais qui je suis. Je suis une jeune femme nommée Enola. Et c’est tout ce qui compte.


Merci de m’avoir lue. Si tu veux partager un mot, une émotion, ou un simple coucou, n’hésite pas. Les échanges sincères sont toujours les bienvenus, tant qu’ils restent bienveillants…

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