3 – Ma plus tendre enfance
Commençons par le commencement, ou plutôt, le jour d’avant…
Un samedi de décembre 1973. Pétrole en crise, silence dans les rues. Les autorités avaient imposé un week-end sans voiture, l’ambiance était à la sobriété. Mais dans ce calme forcé, quelque part, la vie tambourinait à la porte : j’allais naître.
Alors en voiture Simone, direction l’hôpital ! Ah oui, j’ai oublié de vous dire que mon père était commandant de gendarmerie. Résultat : bleus allumés, sirènes hurlantes, autorisation implicite de transgresser l’interdit. Moi qui rêvais d’une entrée discrète dans ce monde… loupé.
Petit hic : mon père avait plus souvent l’odorat dans les fûts de whisky que l’œil sur la jauge d’essence. Et comme j’avais décidé de pointer le bout de mon nez avec trois semaines d’avance, disons que la logistique carburant n’était pas vraiment au point. Résultat : arrêt d’urgence au garage de la Cloche (si, si, ce n’est pas une blague). Mon père parvient à marchander quelques litres, pendant que moi, bien au chaud dans le ventre de ma mère, j’attends mon heure avec une patience toute relative.
Minuit approche, et moi, fidèle à mon amour inconditionnel pour le chiffre deux, je choisis le moment parfait : 2 décembre 1973, à minuit deux. Je ne pouvais pas mieux faire. Additionnez les chiffres de mon année deux par deux, et hop : 22 ! Une évidence cosmique, non ?
Le médecin, ravi : « Félicitations, un beau gros bébé de près de 4 kilos ! C’est un garçon ! »
— Hein ? Pardon ? — Oui, un garçon ! — Heu non… vous êtes sûrs ? Vous pourriez vérifier ?
Suspension par les jambes, inspection en règle.
— Je confirme, c’est un garçon. Ce n’était pas prévu ? — Pas du tout. Sérieusement, faites quelque chose ! Vérifiez les garanties, remettez-le là où il était, redémarrez le processus…
Mais non. Peine perdue. L’annonce était là, irrévocable. Je suis née avec un petit supplément inattendu. Et la phrase qui allait hanter ma vie toute entière venait d’être semée : « Je vais me débrouiller. »
Ma mère a quitté mon père peu après, et j’ai passé mes six premières années avec elle, entourée uniquement de femmes : la fille de sa meilleure amie, celle de l’autre, et ma cousine. Un cocon exclusivement féminin. Coïncidence ? Peut-être. Mais vous voyez, ce n’est pas qu’en grandissant parmi les filles qu’on en devient une. Ce n’est pas contagieux. Ce qu’il y a, c’est que j’en étais une, sans le savoir. Mon corps, lui, avait juste raté la note.
Alors je vous pose la question : suis-je née fille dans un corps de garçon, et donc c’est à mon esprit de corriger le tir ? Ou est-ce mon corps qui doit évoluer pour s’aligner ? Peu importe, car aujourd’hui je le sais : changer son esprit, j’ai essayé. Cinquante ans de tentatives. Ça ne marche pas. Croyez-moi.
J’ai toujours été discrète. Certes, j’ai porté des vêtements féminins très tôt, mais d’une manière si subtile que peu l’ont remarqué. Et pourtant, malgré mon apparence d’homme, nombreuses sont les personnes qui me perçoivent comme une femme. Et ça, je vous le dis, c’est un bonheur indicible.
Mais voilà, 50 ans. L’âge où tout s’éclaire ou tout s’effondre. Mon père est mort à 51 ans d’une rupture d’anévrisme. Ma mère, à 53 ans d’un cancer foudroyant. Et moi ? Je panique. Je veux vivre, longtemps, comme ma grand-mère qui a tenu bon jusqu’à 94 ans. Mais surtout, je veux vivre alignée.
J’ai une fille merveilleuse, une maison, un travail. Sur le papier, j’ai tout. Mais il manque quelque chose : l’harmonie entre mon corps et mon esprit. J’aime mon corps, vraiment. 1m74, 66 kg, mince, musclée, presque parfait. Sauf que voilà : ces « détails », ce sont les seuls que je peux changer. Je n’ai pas d’utérus, j’ai une prostate, j’ai un chromosome Y au lieu d’un X. Mais vous ne les voyez pas, n’est-ce pas ?
Alors qu’est-ce que vous voyez de moi ? Et surtout, qu’est-ce que moi je vois ? Moi, je vois une femme. À deux ou trois exceptions près, oui, je vois une femme. Je contourne les miroirs, ou alors je m’observe du cou aux pieds, en évitant la tête. Et puis chaque matin, premier réflexe, aux toilettes, je baisse ma culotte, et là, cette pensée automatique : « Encore là, toi ? Profite… Plus pour très longtemps. »
Je n’aurais jamais cru en arriver là. J’ai espéré la paix intérieure, j’ai espéré qu’un jour je me réconcilierais avec moi-même. Mais non. À 50 ans, je dois admettre : j’ai échoué.
Et donc ? Que me reste-t-il ? Mourir ? Certainement pas. J’aime trop la vie. Alors comme toujours, je vais me débrouiller. Cette fois, pour moi. Juste moi. Égoïstement. Et un jour, mon corps et mon esprit seront alignés. Et ce jour-là, ce sera le plus beau de ma vie.
En attendant, suivez mes autres récits… Peut-être découvrirons-nous ensemble ce que j’ai bien pu foutre entre mes 22 et mes 50 ans. (Croyez-moi, je me le demande encore moi-même…)